La double « Marge » de Jacques De Decker : à la suite de la lecture de sa « marge », dont vous trouvez le texte ci-dessous, Jacques De Decker improvise une déclinaison de celle-ci, inédite et à écouter.
Il y a des livres qui sont des jalons.
On ne s’en aperçoit pas tout de suite. Ils se présentent, à première vue, comme leurs semblables, et peuvent quelquefois passer longuement inaperçus. Un exemple : le livre essentiel de Schopenhauer , « Le monde comme volonté et représentation », a mis quelque quarante ans à être reconnu dans son pays, l’Allemagne, et n’a eu droit à ce sort que parce qu’en Angleterre étaient parus des articles particulièrement élogieux. Ce mécanisme s’est vérifié d’innombrables fois, on peut même en faire une règle. Rares sont les ouvrages importants qui démontrent quasi immédiatement leur valeur insigne. Ce fut, par exemple, le cas du « Mythe de Sisyphe » de Camus, dont on salua d’emblée l’importance.
Cela suppose qu’une conjoncture favorable y contribue. L’essai de Camus est contemporain de la catastrophe de la deuxième guerre mondiale, et laissait entendre que le désespoir n’excluait pas l’action. C‘est cette très particulière énergie qui permit, dès la Libération, alors que la Shoah et Hiroshima aurait pu faire douter même des capacités de rédemption de l’espèce humaine, d’entreprendre la reconstruction au départ des ruines.
Il n’est pas exclu que le livre de Martha Nussbaum « Les émotions démocratiques » ne connaisse ce sort. Il est l’œuvre d’une philosophe américaine que l’on tient pour l’intellectuelle la plus influente de son pays. Elle plaide, dans cet essai extraordinairement stimulant, pour la prise en compte des valeurs désintéressées dans un monde frelaté par la cupidité généralisée. Ce qui permet à son propos d’être aussi convaincant, c’est qu’elle est très fondamentalement, une réelle citoyenne du monde. Enseignante à Chicago, elle fut très proche du grand économiste indien Amyrtia Sen, lauréat du prix Nobel 1998, et aborde les problèmes qu’elle traite dans une optique véritablement transculturelle.
Son livre frappe par la place qu’elle y fait, dans un vaste panorama des grands réformateurs de la pédagogie ( Froebel, Pestalozzi, Dewey et consorts), à Rabindranath Tagore, ce poète, dramaturge, philosophe indien, qui remporta lui aussi le prix Nobel en 1913 – deux ans après Maeterlinck -, et eut une immense influence à l’époque et dont il apparaît, dans le contexte d’aujourd’hui, qu’il est plus que jamais nécessaire.
Tout le monde en appelle au dialogue des cultures et de civilisations, à l’abolition du choc et de l’agressivité entre elles. Martha Nussbaum ne se contente pas de vœux pieux : elle met la main à la pâte. Elle sait, comme disait Hölderlin, que là où croît le péril croît aussi ce qui sauve, et c’est ce qui donne à son livre, déjà traduit en de nombreuse langues, un impact immédiat qui n’est certainement pas un feu de paille.
Jacques De Decker
Martha Nussbaum, « Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIè siècle ? », Flammarion, collection Clilmats.
Jacques De Decker évoque le discours qu’il prononça, le 29 septembre 2011, à l’occasion de la rentrée académique des Facultés Saint-Louis à Bruxelles. Le texte de ce discours sera accessible sur le site de l’Académie Royale de Langue et Littérature de Belgique ainsi que sur le site des Facultés Saint-Louis. Vous pourrez également le lire prochainement sur espace-livres.be.
Les « Marges » s’enchaînent sur quelques mesures de l’allegro moderato alla fuga de la Sonate n°2 de Nicolas Bacri interprété par Eliane Reyes. Ce morceau est extrait du récent CD enregistré chez NAXOS des « Oeuvres pour piano de Nicolas Bacri » interprétées par Eliane Reyes
Le disque réunit les oeuvres suivantes :
Prélude et fugue, Op. 91
Sonate n° 2
Suite baroque n°1
Arioso baroccp e fuga monodica a due voci
Deux esquisses lyriques, Op. 13
Petit prélude
L’enfance de l’art, Op 69
Petites variations sur un thème dodécaphonique, Op 69
Référence : NAXOS 8.572530