« Une amitié singulière » de Floc’h et Rivière.
En réunissant en un seul volume les premières œuvres de Floc’h co-écrites avec le complice d’alors François Rivière, les Éditions Dargaud nous offrent l’occasion de nous replonger dans cette saga anglaise dont les albums se sont succédés entre 1977 (après parution hebdomadaire dans Pilote du premier volume) et 2009.
Entre ces deux dates, parurent Le Rendez-vous de Sevenoaks, (1977), Le Dossier Harding, (1980), À la recherche de Sir Malcolm, (1984) Olivia Sturgess : 1914-2004, (2005), Blitz (1983), Underground, (1996) Black Out et autres histoires du Blitz, (2009).
La nouvelle parution de ces récits débute par A propos de Francis par Olivia Sturgess, une lettre mémorielle qu’adresse la romancière Olivia Sturgess à son « vieil ami » , le critique littéraire Francis Albany. L’occasion pour Floc’h de raconter la double biographie de ces personnages fétiches, une vie qui s’est composée au fil des albums, à partir de « Rendez-vous de Sevenoaks », un récit qui n’était pas destiné à avoir de suite. Cette introduction à la fois littéraire et graphique est ornée de documents illustrés (ah ! le charme intriguant des photographies dessinées en noir et blanc !), de « photographies », de livres d’Olivia Sturgess ou d’autres écrivains éminents (mais réels ceux-là…). Ce premier récit nourrit le lecteur de cette illusion qui l’accompagnera au fil des 406 pages et enchantera celui qui s’abandonne à l’entrelacement du réel et de la fiction, à l’intrusion de personnages historiques (Hitchcock, Somerset Maugham, Auberon Waugh, dans la compagnie des deux « héros » de la série, et à l’adhésion à ces deux destins imaginaires, dans un monde qui est devenu un prétexte, un décor pour les raconter. C’est à la manière des romanciers du XIX e siècle, une exploration de la comédie humaine qui nous est donnée ici à lire, à voir. Ou plutôt, une investigation de la nature humaine… Car, il ne faut pas s’y tromper : en explorant les destins qui nous sont contés dans ces vignettes au graphisme épurés, le lecteur observera un monde, tel un entomologiste penché sur un univers faussement connu et tellement imprévisible.
Le recueil s’achève, après la mort de la romancière Olivia Sturgess, par le catalogue de la collection « Albany-Sturgess » , organisée par Milton House à Londres en juin 2005. On aurait tellement aimé que tout ceci n’ait pas été une fable et que cette exposition ait vraiment rassemblé « l’ensemble des documents photographiques, picturaux, objets personnels de Dame Olivia et sir Francis » , qu’on ait pu y voir signée par Yusuf Karsh, le double portrait photographique des « héros » de cette destinée hors-norme (la « reproduction » par Floc’h de la photographie réalisée par le maître du portrait est à couper le souffle !).
Ce chapitre clôt une vie imaginaire, mais aussi une part de l’œuvre de Floc’h dont nous avions déjà eu l’occasion de rendre compte ici, lors de différentes interviews (dont les liens figurent ci-dessous)
La confinement nous a contraints à réaliser cette interview par le biais des technologies de l’internet et à travers écrans, l’un à Biarritz où est installé depuis peu Floc’h, l’autre en Belgique, dans le Brabant wallon cher à Hergé et E.P. Jacobs. Malgré cette distance, c’est bonheur toujours renouvelé de rencontrer Floc’h et de le soumettre à la question, ou plutôt d’échanger avec lui ces sensations esthétiques que procure son œuvre, dans les différentes déclinaisons que nous connaissons : bande dessinée, affiches, illustrations littéraires, couvertures de magazines…
Au moment d’écrire ces lignes, nous nous rendons compte que nous sommes témoin, depuis les premières parutions de Rendez-vous de Seven Oaks , au fil des publications en hebdomadaires, en mensuels ou en albums, de ce que Floc’h réalise sans discontinuer ce qui constitue une œuvre, au sens plein et entier du terme. Celle-ci possède en propre une esthétique, une mythologie, un espace et leur représentation dans une ligne qui n’appartient qu’à cet auteur singulier et multiple.
Ce recueil, cette « Amitié singulière », nous aidera à patienter avant de découvrir les eux prochains opus dont Floc’h déjà nous parle avec cette gourmandise impatiente qui en fait non seulement un grand artiste, mais aussi un être attachant dont nous apprendrons encore beaucoup sur la nature humaine en lisant Une chienne de vie et La femme de ma vie , deux parutions annoncées pour mars de l’an 2021…
Profitons de ce répit pour lire « Une amitié singulière » et aussi, pour aller revisiter les œuvres plus récentes, à propos desquelles nous avions soumis Floc’h à la question…
Edmond Morrel, le 6 août 2020.
Ci-dessous, les liens vers les interviews de Floc’h et les textes qui les accompagnaient alors, par Edmond Morrel
Et aussi ce portrait de nos rencontres singulières, dessiné par Floc’h…
Jean Jauniaux
Une vie exemplaire et Où mène la vie?
Il restait à redécouvrir l’ouvrage fondamental, le socle en quelque sorte sur lequel était posé l’univers qui nous enchantait, cet univers incarné à l’origine par une « anglitude » revisitée : faite d’un détachement souriant, d’une ironie douce sans cynisme, à la Montaigne, pas moins ! Cette comparaison nous avait été inspirée d’un de ses livres « pour enfants » (soi-disant), paru en deux volumes chez Hélium. « La notion de « livre d’enfants » est ici revue de fond en comble par Floc’h dont le faux détachement à la Montaigne fait de chaque page un instant de sérénité souriante : texte bref et images à la ligne claire s’entrelacent, se contredisent, se moquent de leur sérieux respectif. Ne vous fiez pas aux apparences : Floc’h c’est de la tendresse à l’état pur. On comprend qu’il déploie autant d’effort pour la dissimuler : il fondrait comme friandise au soleil. »
Comme tout artiste véritable, Floc’h nous invite à chaque lecture à soulever la page et à aller y regarder ce qui l’inspire et surtout, ce qu’elle nous inspire. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : l’émotion esthétique du lecteur devant une page « Floc’hienne », se nourrit autant de ce qu’elle y découvre des intentions de l’auteur, que de ce qu’elle y apporte à chaque lecture.
S’il fallait en trouver une démonstration, il suffirait d’ouvrir L’inventaire un de ces « beaux livres » dont chaque livre de Floc’h est un exemple stimulant. Voici ce que nous en disions en introduction d’un entretien avec l’auteur, enregistré chez lui, à Paris où il résidait alors : « Voir le monde avec le regard de Floc’h : c’est ce à quoi nous invite l’ « Inventaire » que les Editions de la Martinière
viennent de publier. Avec la complicité de Jean-Luc Fromental, qui enregistrait leur « conversation » à propos des images réunies dans ce livre d’art, Floc’h nous livre un abécédaire chronologique (il n’est pas à un paradoxe près !) de son oeuvre. Cet « Inventaire » réunit un échantillon kaléidoscopique de 40 ans de créations d’un des grands artistes de notre temps. Installez-vous dans l’arôme d’une tasse de thé, une cigarette allumée dessine des volutes iconoclastes, et écoutez cette troisième conversation avec Floc’h, enregistrée dans son appartement à Paris, d’où il semblerait que l’on peut apercevoir Big Ben et la Tamise… »«
« Inventaire »
En 2014, Floc’h nous propose d’identifier ce qui fait d’une vie qu’elle est (peut être) belle. Dans « La belle vie », qu’il serait bon de prescrire à l’humanité confinée que nous sommes devenus, « il y a des cabanes dans les arbres, des promenades en voiture de sport ou à cheval, des envols au dessus des falaises, de la mer ou de la savane d’Afrique… Tout est permis dans la fantaisie rêvée faite de petites choses au bout du compte : manger autant de glaces qu’on veut, jouer Chopin et Satie, mais entre les lignes et les signes, un aveu peut-être de Floc’h à la petite fille : « la belle vie c’est faire ce livre avec toi »… Avec nous ? Ouvrons à nouveau le livre… Le bonheur est à chaque fois au rendez-vous… »
« Edimbourg » pour Louis Vuiton
L’Edimbourg de Floc’h dans la collection « Travel Books » Louis Vuitton
En 2015, à l’invitation du bagagiste Louis Vuitton, Floc’h s’immerge dans l’Ecosse qu’il transfigure en une destination du rêve, littéraire (on y croise R L Stevenson) historique et Floc’hien . « C’est peut-être ici le livre le plus romanesque de Floc’h. Présent dans chaque page – à peu s’en faut – , l’auteur devient le protagoniste de l’Histoire avec un grand H. Il nous rend sensible à l’âme de l’Ecosse. Il n’en dessine pas une image d’Epinal, comme une lecture inattentive pourrait le donner à penser. Il s’en invente une nouvelle légende à laquelle il appartient de plain pied. Est-ce cela que nous montre l’image inaugurale du livre : un chardon gravé sur la chevalière de Floc’h et dont il nous raconte pourquoi cette plante épineuse est devenue le symbole de l’Ecosse ? En lisant ce livre, vous connaîtrez ce qui a construit le tempérament révolté des Ecossais auquel Floc’h recommande d’ajouter « le respect des traditions, ce qui fait des Ecossais un peuple hors du commun »… Tiens, tiens : n’y a-t-il pas là deux traits de caractère de Floc’h : révolte et tradition ? ».