Mettre des mots sur la peinture n’est guère chose aisée. Mettre des mots sur un livre parlant de peinture l’est un peu davantage, et faire de la sorte un éloge est un vrai plaisir. C’est celui qu’inspire la déclaration d’admiration qu’est « Voir Manet » de Frédéric Vitoux, un modèle du genre, à la fois célébration et plaidoyer, d’une rare proximité avec l’artiste, d’une connivence toujours sensible, qui nous aide à préciser notre propre émotion, à nous rendre lucide sur notre enchantement.
Car Manet, Edouard Manet, est à la fois transparent et mystérieux, charmeur et intrigant. Reconnaissons-le : l’ »Olympia » ou « Le Déjeuner sur l’herbe », pour ne citer qu’elles, sont des toiles qui frappent au premier regard, et qui imprègnent aussitôt la mémoire. Elles font partie de bien davantage qu’une culture, mais d’une sorte d’héritage collectif. On sent que quelque chose se joue là d’essentiel, qui nous parle au plus profond de nous-mêmes, comme s’il s’agissait de scènes mythologiques mises à notre portée, comme si des mystères étaient soudainement dévoilés, c’est le cas de le dire. Mais par quels prodiges !
Vitoux nous éclaire là-dessus, mais sans user jamais du ton docte du connaisseur. L’art pâtit par trop de ses gloses le plus souvent creuses qui dissimulent sous un jargon abscons une vacuité de pensée désolante. Avec Vitoux, il en va tout autrement. Il nous murmure à l’oreille, comme si nous respections la voix basse qu’impose la visite du musée, des commentaires à la fois éclairants et stimulants. Il ne nous assomme pas de références, il suggère plutôt une méthodologie très simple : celle de faire ce qu’un tableau nous demande d’abord et avant tout : d’être regardé.
C’est le sens du titre : il s’agit de « voir Manet », tout simplement, d’ouvrir les yeux, et de laisser le peintre nous parler, lui aussi comme à l’oreille. On s’aperçoit alors que Manet est par excellence un peintre de la confidence. Certainement pas confidentiel, car son propos se donne pour le plus accessible qui soit. Rien de plus simple, familier que ce qu’il nous conte les pinceaux à la main : un portrait, par exemple, d’amis qui étaient souvent des écrivains. Et c’est ainsi qu’il nous montre un Zola le regard perdu, éperdu plutôt d’ambition, un Mallarmé les yeux grands ouverts sur sa rêverie, un Baudelaire scrutateur, d’une presque insoutenable lucidité. On en déduit ce que devait être, dans cette société où dans quelques rues de Paris se rénovait fondamentalement l’art et sa pensée, l’intensité des échanges, l’ardeur des conversations, la confrontation des esprits.
Vitoux lui-même se mêle, à plus d’un siècle de distance, à ces colloques, il y est de plein pied, d’un parfait naturel, il traverse les tableaux comme s’il s’agissait de ce que Jean Tardieu appelait des « portes de toile », et va y dénicher les intentions qui n’entendent se livrer qu’à l’écoute attentive.
La peinture de Manet en est une de l’attention. Elle suppose à la fois une patience dans l’observation du réel, puisqu’il s’agit d’un art ô combien figuratif, mais aussi un destinataire, un témoin, le spectateur, à la bonne attention de qui l’œuvre s’adresse. On y sent, au fond, un appel, comme un cri. Ce cri, Frédéric Vitoux l’a entendu mieux que personne, et il nous entraîne dans son écoute. On ne saurait mieux assumer une fonction de relais.
Jacques De Decker
« Voir Manet » de Frédéric Vitoux, Fayard
Les « Marges » s’enchaînent sur quelques mesures de l’allegro moderato alla fuga de la Sonate n°2 de Nicolas Bacri interprété par Eliane Reyes. Ce morceau est extrait du récent CD enregistré chez NAXOS des « Oeuvres pour piano de Nicolas Bacri » interprétées par Eliane Reyes
Le disque réunit les oeuvres suivantes :
Prélude et fugue, Op. 91
Sonate n° 2
Suite baroque n°1
Arioso baroccp e fuga monodica a due voci
Deux esquisses lyriques, Op. 13
Petit prélude
L’enfance de l’art, Op 69
Petites variations sur un thème dodécaphonique, Op 69
Référence : NAXOS 8.572530