PAX, Grégoire Polet, roman, Gallimard, 2024, 433p., 23,50 Euros
Grégoire Polet fut remarqué et publié par les Éditions Gallimard dès son premier roman Madrid ne dort pas (2005). Il avait 27 ans. Depuis cette date, il ne cesse de surprendre, d’enchanter, d’hypnotiser le public et la critique. En témoigne la série impressionnantes de prix littéraires saluant l’originalité et l’invention sans cesse renouvelée de l’auteur de Leurs vies éclatantes ( Prix Fénéon, 2007), Chucho (Prix Sander Pierron de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique, 2009), Barcelona ( Prix Amerigo Vespucci, 2015).
Raconteur d’histoires, il est aussi un explorateur de l’Histoire dont il est un infatigable narrateur. On se souviendra de sa participation en 2014 au recueil Armistice (Gallimard, 2018), mais aussi du recueil Petit éloge de la Belgique, (Folio 2022) ainsi que du collectif, La bataille du rail (Ed. Don Quichotte, 2018). C’est dans ces ouvrages qu’il faut chercher la genèse de la singularité dans le récit de l’Histoire tel que Polet le met en oeuvre. L’écrivain est aussi le réalisateur de deux documentaires de création, l’un consacré au Traité de Rome, l’autre aux Misérables de Victor Hugo. Les documentaires, le montage d’archives, l’entrelacement d’images du réel et de fiction nourrissent à n’en pas douter l’allégresse de son écriture.
S’il fallait en une ligne décrire le dernier roman de Grégoire Polet, il suffirait d’indiquer la date centrale autour de laquelle s’articule le récit : 1919. Et d’y ajouter : année de la signature du Traité de Versailles le 28 juin.
Le romancier d’emblée se libère de toutes les contraintes, que pourrait s’imposer un historien, un dramaturge, un documentariste ou même un romancier, pour : « traiter la matière historique comme du souvenir personnel, vivant, où tout est intimement lié, tressé, aussi éloignés que les événements ou les personnages puissent paraître… » , nous dit l’écrivain avec malice. Malgré cette apparente désinvolture, le roman ouvre des chemins dont la cartographie apparaît une fois le livre achevé. Polet annonce la couleur : « Tout dans le livre que l’on va lire est soigneusement historique. La seule chose qu’on ait ôtée, peut-être, c’est la mort et l’irrémédiable temps linéaire. »
Au fil de quinze « Chants » qui partagent le roman en autant d’étapes, – en autant de « petits trajets électriques dans le cerveau du temps » pour reprendre la belle expression de l’auteur -, le lecteur littéralement hypnotisé par le « tressage de vies » auquel il se livre, accompagne le narrateur passe-murailles dans ses rencontres avec d’aussi improbables interlocuteurs que Goya et Victor Hugo, Marcel Proust (vertigineusement comparé à Eddy Merckx) et Gaston Gallimard, Da Ponte et Mozart… Bien sûr, l’exercice de haute voltige littéraire revient régulièrement au déroulement de l’Histoire et en particulier de celle qui donne son titre au récit, la Pax, qui se traite à Paris un an après l’armistice de la Grande Guerre. On y retrouve les protagonistes venus du monde entier (sauf d’Allemagne bien sûr) : Wilson, Clémenceau, Lou… L’occasion est donnée à l’écrivain belge d’évoquer quelques (illustres ou non) compatriotes : Paul Hymans, représentant la Belgique à la table des négociations du Traité de paix, les frères Thiry (dont la participation à l’expédition des auto-canons mitrailleurs avait déjà été évoquée dans Armistices et Petit éloge de la Belgique), la chanteuse Berthe Bovy, l’architecte Van de Velde (avec Zweig au Coq), le grand-père du romancier, Hergé… Tout est permis ici, mais au bout du compte rien n’est gratuit. Le narrateur – sans cesse interrompu dans l’écriture du roman par ses enfants ! – semble tirer les fils du récit au hasard de la pelote inextricable de l’histoire dont il a choisi de ne dire que ce qui survient au moment de l’écriture, « pour fondre l’objectivité du temps historique dans la subjectivité du poète… ».
En choisissant un point de vue démultiplié, l’auteur bâtit une cohérence inattendue, celle-là même du chaos créé par les événements, surgissant de partout, de l’espace et du temps. Ils ont constitué cet instant de la PAX à partir d’une infinité de passé et ont provoqué une infinité de possibles pour l’avenir. Quel autre point de vue adopter pour raconter cela si ce n’est celui d’une liberté ébouriffante que se donne l’écrivain (« Nous ici depuis l’avenir »), tout est permis (« Et si ce ne fut pas ainsi, ce fut pareil »). Le narrateur est à la fois « bon génie », « esprit follet », « ombre furtive » et va là où la fantaisie (apparente) le pousse, jusque dans la bouche d’une cantatrice ou dans la chambre de Marcel (« Proust griffonne et relit parfois une phrase à haute voix, mes enfants vont de nouveau débouler et on ira attraper le bus scolaire » )
On pourrait à l’infini citer les anecdotes, les détails, auxquels s’attache la curiosité insatiable du narrateur, nourrie d’une recherche exceptionnelle dans les archives et de références historiques que le romancier a l’élégance d’escamoter, comme on enlève un échafaudage une fois l’ouvrage dévoilé au public.
L’essentiel ici est de lire à la fois un roman et le récit de son écriture ébouriffante, déployée depuis les plus profondes racines jusqu’aux branches les plus hautes. Et puis, et cela n’enlève rien à la cohérence de l’ensemble, chaque page nous invite à tirer sur le fil et d’aller, à notre tour, explorer les coulisses du Traité de Versailles, de la Société des Nations, de l’Union européenne et de partager avec Grégoire Polet, cet « étrange sentiment de réconciliation ». Il ajoute : « J’écrivais, j’écrivais et je voyais la ligne du temps se nouer comme une cocarde ou une rosace, comme on fait avec les rubans pour emballer les cadeaux. Je voyais les désastres de l’Histoire et la légèreté joyeuse des rubans de lettre. Et mon cœur d’enfant avait envie de dire que c’était cela finalement, cette rose, la paix. »
Voici un roman qui réinvente l’écriture romanesque, lui redonne avec la liberté absolue, la fantaisie grave nécessaire pour explorer autant la complexité des êtres que celle de l’Histoire. Miroir éclaté du réel, l’écriture de Polet ricoche sur chaque éclat et retire de chaque événement cette lumière qui nous aide à en prendre la mesure. En 2012, le regretté Jacques De Decker observait ce qui, de livre en livre, ne cessera de se confirmer : « (…) Grégoire Polet se plaît à tresser des récits composites, où différents fils narratifs s’entrelacent pour finir par proposer une sorte de fresque tourbillonnante dont l’allègre brio enivre la lecture. »
Avec PAX, Grégoire Polet nous donne un roman « total », organisme vivant, constitué comme une conscience humaine, du passé et de l’avenir, de l’espace et du temps, de la mémoire personnelle et de l’Histoire collective. En refermant le livre, vibrant encore du feu d’artifice de sa lecture, l’épigraphe de Proust qui ouvre l’ouvrage en éclaire la cohérence et nous en démontre la similitude avec la condition humaine, incarnée par le narrateur de La Recherche : « Situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ? »
On rêverait qu’une chaîne ou une plateforme de documentaires de création, adapte le roman en une série, complétant ainsi cette liberté à laquelle invite le livre…
Jean Jauniaux, le 16 avril 2024
Nous avons rencontré Grégoire Polet et évoqué avec lui l’écriture de PAX. Son interview est accessible sur la chaîne You Tube du site .