Dirigée par Anne-Marie Trekker, – qui y publie aussi ses propres ouvrages- , la collection Encres de vie propose au catalogue des Editions L’Harmattan des « textes littéraires à caractère autobiographique » notamment sous forme de récits de vie.
C’est à cet exercice qu’Anne-Françoise Neyts et Gauthier Louppe se sont livrés pour nous donner Vent de liberté, le récit d’une vie confiée par l’un, le luthier, à l’autre, l’écrivaine. L’objectif de cet ouvrage qui se lit d’une traite est de raconter « l’histoire d’un luthier amoureux de son métier », mais aussi les interrogations qu’inspire au luthier ce franchissement permanent de la ligne de partage entre artisanat et art. Il aime à situer « la créativité au coeur du monde transcendant et immanent » . Il connaît et maîtrise parfaitement les règles de la lutherie classique. C’est là une condition essentielle pour pouvoir l’enseigner et diriger l’Ecole internationale de lutherie de Marche en Famenne. Mais pas seulement.Il s’agit aussi, de profiter de cette excellence dans la maîtrise technique pour s’en affranchir et pour transcender les codes classiques et explorer de nouvelles voies de création. Ainsi Gauthier Louppe, sculpteur sur bois (un violon est une « sculpture » avant d’être un instrument), s’est-il essayé à créer des installations. Non sans auto-dérision, il précise que ces oeuvres naissent à partir de ce qu’il « nomme (s)es poubelles d’atelier »!
Au fil des pages, Gauthier Louppe donne à connaître ses origines (ses grands parents, son enfance, son éducation), puis la vocation de luthier et les années de formation avant de décrire ce qui fait du métier de luthier cet entrelacement d’un art, d’une technique, d’une passion et d’une maîtrise. La vocation d’enseigner (et de créer l’Ecole internationale de lutherie qu’il dirige à Marche) s’inscrit dans une démarche plus vaste à laquelle s’ajoutent les réflexions de l’artiste-philosophe. S’ouvre alors un « cheminement » (c’est le sous-titre du livre) d’interrogations sur la part de liberté à laquelle aspire un tel artisan. On devine (et on découvre) les contraintes liées à la fabrication d’un violon (« Les règles canoniques d’un violon consistent en une longueur de corde définie par le doigté du musicien, l’épaisseur du manche adapté à la main et la courbe du chevalet nécessaire au passage de l’archet…etc ») et on comprend mieux l’aspiration de Louppe à s’en libérer pour explorer d’autres zones, « se libérer des tabous, briser des carcans ». Lorsqu’il décide de « rompre avec les codes établis depuis cinq siècles », le luthier sait qu’il doit faire fi du regard des autres pour mettre en oeuvre la devise « Je ne sais pas où tu vas, mais vas-y! ». Commence alors l’exploration et la concrétisation de nouvelles formes, de nouvelles esthétiques qui transforment les violons de Louppe en autant d’oeuvres d’art, auxquelles il se consacre d’autant plus volontiers qu’il a « pu prouver qu’une forme asymétrique favorisait l’acoustique du violon. »
La dernière partie du livre exalte cette recherche et nous vaut des pages magnifiques sur la fabrication de l’oeuvre, qui évoquent le pliage des éclisses, l’incrustation des filets, la sculpture du dos et de la table d’harmonie mais aussi nous donnent à ressentir la jouissance de l’artiste: « A l’atelier tous les sens sont en éveil. D’un coup d’oeil estimer les ondes de l’érable sycomore, sentir la rugosité du bois sous les doigts, du pouce juger l’affutage du couteau, reconnaître l’odeur des colles animales… ». Chaque étape est motif à un lyrisme de l’évocation, depuis l’achat des bois dans les Dolomites où Stardivarius allait sélectionner les bois Picea excelsa , en commander les coupes spécifiques… et créer des oeuvres monumentales , violons en résine proposés comme espaces créatifs pour des peintres et exposés ensuite…
On ne va pas ici dévoiler les étapes de cette vie nourrie encore de projets, d’inventions, de recherche, de cet insatiable appétit d’innover, de franchir les frontières, comme lors de la réalisation du « Quatuor Phénix ». Peut-être le meilleur conseil à donner est celui de lire le livre puis de prendre rendez-vous avec le luthier et de le laisser raconter ce qui est une formidable aventure technique, musicale, philosophique mais surtout humaine, comme en témoigne la participation de Gauthier Louppe aux activités de l’ONG Music Fund.
Bravo l’artiste!
Jean Jauniaux, le 22 octobre 2022
Sur le site de l’artiste, quelques interviews video…
« Maître-luthier ? Plus qu’un métier, c’est un art que vous considérerez autrement après avoir emboité les pas de Gauthier Louppe, directeur de l’École Internationale de Lutherie de Marche-en-Famenne, en Belgique. Au fil de ses recherches scientifiques autant que philosophiques, cet enfant des forêts ardennaises amoureux et artisan du bois s’affranchit du classicisme des violons de Stradivarius. Il crée des oeuvres contemporaines saluées internationalement. Évolution ou rupture, sa passion questionne la création artistique. Valeurs familiales, rencontres, voyages ? Quels sont les ingrédients de l’émulsion qui a forgé l’identité et permis la trajectoire de cet homme avant tout épris de liberté ? Gauthier Louppe nous ouvre une voie pour être artisan de notre propre vie. »