Le poète, écrivain, académicien Eric Brogniet nous envoie une recension du roman de Marcel SEL, ELISE, paru aux Editions ONLIT .
Cet article inaugure une série d’articles consacrés aux livres de leurs consoeurs et confrères par des écrivains belges… Une petite pierre que « L’ivresse des livres » souhaite apporter à la promotion des lettres belges…
Dans Rosa, Marcel Sel, connu comme chroniqueur et scénariste, avait réussi un coup de maître ; ce premier roman avait en effet été plébiscité : Prix Saga Café (2017) du meilleur premier roman belge francophone, Prix des Bibliothèques de la Ville de Bruxelles, Prix Soleil Noir Jaune Rouge et Prix des Délégués de Classe du Prix des Lycéens de Littérature. L’auteur a publié quatre essais dont Walen Buiten, Les Secrets de Bart de Wever et Indignés de cons. Son Blog de Sel est considéré comme l’un des plus influents en Belgique francophone. Rosa était son premier roman. Il y mettait en scène un jeune écrivain bruxellois mal dans sa vie, contraint par son père d’écrire un roman sous peine de se voir couper les vivres. Maurice entreprend de raconter l’histoire de Rosa, sa grand-mère, pour punir le père en révélant des secrets familiaux que son grand-père lui a fait consigner dans de petits carnets à spirales. C’est le début d’un roman dans le roman, qui nous emmène dans l’Italie fasciste des années vingt et trente où règne une ambiance de fervent soutien au Duce. La construction alternée qui nous transporte sans cesse de Bruxelles en Italie fait vivre les sentiments de quatre générations sur qui la guerre a laissé des traces et des blessures inguérissables. Le poids des non dits, du secret et leur cortège de traumatismes plus ou moins conscients qui se transmet de génération en génération est au centre du récit. L’écriture de Marcel Sel est très efficace, le ton haletant, la thématique historique y est visitée de manière engagée et les personnages, dont l’héroïne principale, Rosa, ont une vraie étoffe. Ce livre, qui avait pour thèmes l’Italie, le fascisme et la peinture a reçu, à juste titre, une critique fort élogieuse et unanime.
Dans la suite de Rosa, publiée chez Onlit, Elise, c’est de nouveau un personnage féminin fort qui est au centre d’un roman d’amour et de guerre touffu, terriblement efficace dans sa narration, traversée de scènes insoutenables mais hélas véridiques et habituelles dans toutes guerres ; ici, le romancier fait de la musique, de l’Allemagne et du nazisme les thèmes d’un roman toujours aussi engagé dans la dénonciation des totalitarismes et l’auscultation, l’exploration d’individus que leur destin a placé au mauvais moment au mauvais endroit. Le premier décor du roman, c’est un village dans l’Allemagne nazie pendant la guerre. Mais un village particulier, puisque c’est celui qui jouxte le QG d’Hitler le site de la Tanière du Loup. Le second décor, en surimpression au premier, ce sont l’Allemagne et la Pologne communiste des années quatre-vingt, soit quatre ans avant la chute du mur de Berlin. La tragédie qui soutient toute l’intrigue du récit se greffe sur ces deux décors dont l’auteur utilise les espaces, l’historicité et les parallélismes de manière combinée, en une écriture postmoderne : déstructuration et reconstruction. La violence hallucinante des troupes soviétiques envers les civils prussiens, qui entraînera un exode massif épouvantable, et les viols systématiques des femmes allemandes par l’Armée rouge est l’une des clés de lecture qui va servir à l’auteur dans sa dénonciation et sa condamnation de l’horreur totalitaire. Mais aussi lui permettre de souligner, à travers l’Histoire, la difficulté d’être une femme. En déconstruisant la linéarité de la chronologie romanesque, Marcel Sel raconte l’histoire parallèle d’une jeune Allemande qui vit, jusque dans sa chair, la chute progressive du nazisme. Et celle d’un prisonnier français qui, pour avoir vécu cinq ans avec les Allemands, se surprend à les apprécier. Après l’exécution de la jeune allemande par un soldat russe, et son ultime cri « Heil Hitler », François, le jeune prisonnier français, refait sa vie avec une rescapée des camps. Mais sans parvenir à oublier son premier amour. En filigrane, il y a deux thèmes principaux : la question de la patrie, de ce qu’elle peut signifier pour chacun, et de sa disparition. Et, bien sûr, la condition des femmes allemandes avant, pendant et après la guerre. Les deux romans constituent un diptyque à plusieurs égards. Avec Elise, l’auteur a poussé plusieurs principes narratifs utilisés dans Rosa beaucoup plus loin : la chronologie, l’opposition de deux personnages et cette fois, la présence de deux narrateurs, le rapport confus entre le présent et le passé, la mémoire… Mais contrairement à Rosa, dans Elise deux mémoires sont confrontées, celle de François et celle d’Elise, à travers la narratrice mystère. Le thème mémoriel est exploré plus loin encore que dans le premier roman, puisqu’un des personnages est totalement amnésique. Pour ce personnage, la « patrie perdue » est l’absence de l’idée même de « patrie ». L’atrocité l’a amputée de toute mémoire. Au détour de l’une ou l’autre action, par le truchement d’un dialogue ou d’une description, beaucoup de thèmes secondaires viennent s’enchâsser dans le récit d’Elise : le statut des femmes sous le nazisme, la bureaucratie communiste, les jeunesses hitlériennes, la Convention de Genève, Karl Marx, Stalingrad… Parmi les figures féminines structurantes, l’une d’elles est emblématique, celle de la goûteuse présumée d’Hitler, Margot Woelk, dont l’histoire est parue dans plusieurs journaux allemands. La première phrase que l’auteur a retenue à son propos faisait état de plats délicieux, de choses qu’elles n’avaient jamais mangé, mais en même temps, du risque mortel à les goûter. Il y a là une allégorie de la séduction politique, dont s’est servi le romancier. Qui a pour ce livre réalisé un énorme travail de documentation réaliste et historique, jusque dans les moindres détails de ce qui était disponible et dont il nous livre les références bibliographiques en fin de volume. Marcel Sel nous donne avec cette œuvre en diptyque, Rosa et Elise, l’occasion de réfléchir sur ce qui fait l’humanité ou l’inhumanité de l’espèce humaine. Cette leçon morale, au moment où notre époque utilise à tort et à travers des termes qui ont servi à qualifier de sanglantes dictatures passées et susceptibles de ressurgir, est aussi une des leçons les plus nécessaires de son travail mémoriel. J’ajoute qu’à l’heure précise que nous vivons, celle de la guerre menée en Ukraine par l’armée russe, ce roman est incontestablement en prise avec notre réalité historique la plus brûlante, ce qui prouve que la littérature peut être, par rapport à l’Histoire, prédictive et visionnaire et que comme le disait Bertolt Brecht dans une réplique de l’épilogue de sa pièce La Résistible Ascension d’Arturo Ui (satire de l’ascension d’Adolf Hitler) en 1941 : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ».
Copyright : Eric Brogniet, 2022.
A propos d’Eric Brogniet, le site de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique
A propos de Marcel Sel, le site des Editions ONLIT