Les Editions Maelström auxquelles nous avions consacré article et interview de son fondateur David Giannoni (toujours disponibles sur le site de « L’ivresse des livres ») ont eu la bonne initiative de rééditer une nouvelle de Jacques De Decker, parue initialement en 2005 aux Editions CFC dans la belle collection « La ville écrite ». Le texte s’accompagnait déjà des illustrations de Maja Polackova et d’une nouvelle de Paul Emond, constituant avec celle de De Decker un diptyque sous le titre « Histoire de tableaux ». Si le décès de son promoteur, Léo Beeckman, n’en avait imposé l’interruption brutale, une réédition sous forme de « livre d’artiste » aurait vu le jour dix ans plus tard au catalogue de la maison d’édition « Ne(z)us ». En 2020, l’édition de « Suzanne à la pomme » chez Maelström rend à nouveau disponible l’accès à un des textes emblématiques de l’oeuvre de Jacques De Decker.
L’occasion nous a semblé opportune de reproduire ici le chapitre que nous avions consacré à « Suzanne… » dans La faculté des lettres, une monographie consacrée en 2010 aux romans, nouvelles et biographies de Jacques De Decker, ouvrage aujourd’hui épuisé.
Il s’agissait d’un chapitre écrit à la première personne, sous la forme d’une lettre que nous avait inspirée la première lecture de la nouvelle. En 2015, à la présentation du projet de livre d’artiste, nous avions enregistré Jacques De Decker et Maja Polackova dont les interviews (ainsi que celle de Léo Beeckman) sont toujours accessibles dans la sonothèque de « L’ivresse des livres ».
Voici le fragment de La faculté des lettres consacré à Suzanne à la pomme et paru lors de la première édition du livre Histoire de Tableaux.
« (…) Une fois la lecture achevée, une fois la dernière page tournée, j’ai repensé à plusieurs reprises à la nouvelle « Suzanne à la pomme ». Il s’agit là en effet d’un récit qu ouvre au lecteur les portes d’un théâtre intérieur dans lequel continuent de se succéder en autant de saynètes, les personnages de la nouvelle dans lesquels je retrouvais leur créateur, Jacques De Decker. C’est aussi un de ces textes que n’abandonne pas le lecteur une fois le volume refermé, la dernière ligne lue, la dernière illustration contemplée. On laisse le livre au bout de la main qui le tenait ouvert et on s’abandonne à la rêverie souriante qu’il nourrit. On ouvre alors à nouveau le volume, et on imagine les éléments de l’espace romanesque : la galerie de peinture, le café en face, la vitrine de lingerie fine, celle des trains miniatures. On se dit : n’est-ce pas un miroir dans lequel on aperçoit le nouvelliste ? Cette nouvelle est bien davantage que ce qu’elle raconte. Elle intègre trois arts différents : la littérature de fiction, bien sûr, le théâtre et la peinture. Ce triptyque, si semblable aux trois vitrines qui font face au lieu central de l’action, la galerie de peinture, réunirait trois disciplines constitutive de l’écrivain : la littérature, le théâtre et la peinture. Ne nous attardons pas à évoquer la dimension évidente, la littérature. Quant au théâtre, il apparaît dans le dispositif scénique de la nouvelle et dans l’insertion, déguisée parfois, des dialogues dans le corps de la narration. Les quatre vitrines (la galerie d’art, le café, la boutique de lingerie et le magasin de trains miniatures) sont autant de scènes de théâtre, dans lesquelles évoluent à tour de rôle les personnages : le client aux trois maîtresses, le vieux monsieur amateur de modèles réduits, le patron revanchard du bistrot sont autant de protagonistes du personnage proincipal, Suzanne, évoluant quant à elle dans sa galerie d’art. Quant à la peinture, elle nous apparaît de façon indirecte. Suzanne lisant dans la galerie n’aurait-elle pu inspirer un tableau réalisé par Luc De Decker, à l’image de celui que nous connaissons représentant les deux enfants du peintre, jeunes adultes, Jacques lisant et Armand fumant une cigarette. Pour restituer un éventail vraiment autobiographique, il aurait fallu que l’auteur y ajoute de nombreuses réalisations auxquelles il s’adonne (l’enseignement, la traduction, la critique…) et une dimension musicale. Rêverie aidant, nous nous sommes dit que la musique qui se fait entendre quand Suzanne ouvre la porte du bistrot pour aller déjeuner avec sa voisine devrait être du jazz, et nous avons imaginé que le vieux monsieur qui allait retrouver des bribes d’enfance dans le magasin de trains miniatures, devait avoir été un de ces professeurs que l’on a tous rêvé d’avoir, un de ceux qui parlent autant de littérature que de cinéma, de jazz, de théâtre. Si cette hypothèse de l’autobiographie en une nouvelle tient la route, il ne resterait qu’à mettre en scène cette féérie en quatre tableaux. Suzanne irait de l’un à l’autre tandis que, à l’avant-scène, devant son chevalet, un peintre se tiendrait, contemplant le monde qu’il crée. A son petit sourire et à ses yeux pétillants de malice, on pourrait reconnaître l’auteur de la nouvelle que nous évoquons ici.(…) « (Jean Jauniaux, La faculté des lettres, 2010.)
On peut aussi écouter sur Youtube, les interviews de Léo Beeckman, Jacques De Decker et Maja Polackova. Cette dernière y rend un très bel hommage à la « cathédrale de culture » qui accueillait en 2015 l’exposition de ses oeuvres. Elle désignait ainsi la Biblioteca Wittockiana à Bruxelles… Quant au regretté Léo Beeckman , il évoque bien sûr, les Editions « Ne(z)us » et le projet d’une première publication, celle de « Suzanne à la pomme ».
Jean Jauniaux, le 12 décembre 2020.
Sur le site des Editions Maelström REEVOLUTIONS :
Ce livre est né d’une complicité, de l’amour commun des tableaux, de quelques contraintes amicalement choisies et de l’irrésistible envie de rendre le sérieux ludique. Jacques De Decker écrirait une fiction sur la peinture au début du XXIe siècle.
Quel autre écrivain aurait pu se mouvoir avec tant de facilité et de souplesse dans l’univers quasi secret des galeries et des ateliers d’artiste ? Sous son regard assuré d’observateur, ce fils de peintre a inclus dans un récit aussi précis que passionnant une tranche de vie complète de l’époque : les personnes qui travaillent pour qu’une galerie « tourne », les comportements parfois étranges des collectionneurs, les commerces avoisinants avec leurs vitrines et leurs secrets avouables et inavouables. Au cinéma, nous imaginerions l’auteur en photographe joué par James Stewart dans Fenêtres sur cour. Mais il ne s’est pas arrêté là.
Par une provocation habile, il m’a amenée, quelques années plus tard, à mettre son récit en images. En fin connaisseur, il savait parfaitement comment parler à l’illustratrice que je suis. Nous avons ainsi joué à un jeu vertigineux : prendre la peinture, la transformer en verbe pour retransformer celui-ci en images…
Hélas, le décès inopiné de Jacques De Decker est survenu avant la parution de ce livre.
Puisse « Suzanne à la pomme » offrir au lecteur le même plaisir que celui que nous avions à évoquer si souvent ce petit monde insolite et tellement humain.
Maja Polackova