La collection « Belgiques » lancée par les Editions Ker vient de s’enrichir de trois volumes signés respectivement Michel Torrekens, Marie Sluszny et Véronique Bergen
On se rend compte au fil des ouvrages parus, de ce que la collection préserve et même stimule l’originalité de style et d’inspiration des différents auteurs. A ce titre, la collection est déjà un portrait kaléidoscopique d’une partie représentative de la littérature belge francophone contemporaine. Onze titres à ce jour offrent au lecteur des fragments sensibles de la Belgique vues à travers les yeux (et le coeur) de Luc Baba, V. Engel, Alain Dartevelle, Giuseppe Santoliquido, Yves Wellens, Françoise Lalande, Frank Andriat, Jean Jauniaux et les trois auteurs récemment publiés, Sluszny, Torrekens et Bergen.
Le « Belgiques » de Véronique Bergen réunit 10 textes flamboyants arqués sur des personnalités et des lieux belges dont la réunion ici (sous la couverture très élaborée comme toujours d’Eva Myrzeqari) permet à la poète, romancière, philosophe et académicienne, de déployer une écriture ciselée et libre, flottant au gré des mouvements de l’inspiration suscités par les sujets abordés, les adaptant à la fois par le point de vue choisi, le narrateur (Ah! le merveilleux chat qui nous raconte l’installation de Martha Argerich dans une maison de la Rue du Bosquet, dont le matou décourage tous les candidats acquéreurs avant que la grande artiste ne s’y installe enfin!, voisine dorénavant de la dynastie des Lechner/Tiempo/Binder…trois générations de virtuoses!), les lieux (ainsi les différentes chambres de l’hôtel Métropole accueillant les hôtes prestigieux réunis à Bruxelles pour le « Congrès Solvay » , le cinquième de ceux-ci qui prit place en 1927. Excusez du peu: il y eut sur les 29 participants pas moins de 17 Prix Nobel. Bergen nous les fait rencontrer à travers des intrusions dans les chambres (bleue, jaune, verte , rouge et mauve) qu’occupent ces grands esprits… Quelle allègre façon de nous faire découvrir la science en marche!
Les auteurs des « Belgiques » utilisent aussi, et c’est heureux!, le prétexte de ces nouvelles pour mettre en évidence certains de leurs combats. Ainsi en va-t-il pour Véronique Bergen de son attachement à l’écologie et à la préservation du patrimoine. Le portrait qu’elle nous donne du destin du Château de Watermael Boitsfort est un des plus vigoureux manifestes à cet égard. Tout en nous donnant à connaître les étapes de la construction et des destructions successives du château, la nouvelliste nous sensibilise à d’autres lieux qu’elle fait visiter à des urbexeurs ces explorateurs des lieux urbains à l’abandon, et par ce biais nous émeut du sort réservé à d’autres demeures (le château de Noisy entre autres, démoli hélas aujourd’hui…) ou à d’autres lieux comme le village fantôme de Doel…
On devrait évoquer chacune des nouvelles, dont la lecture nous a enchanté par la variété des évocations, par cette capacité dansante de piquer notre curiosité pour tel ou tel épisode qui nous invite à aller y voir de plus près les façades de la Grand Place de Bruxelles, ou à partager l’improbable assemblée qui se réunit à l’abbaye de La Cambre et pestent contre la quarantaine: Hugo Claus, Sophie Podolski (ne serait-ce que pour évoquer son nom et son destin, ce « Belgiques » prend une envergure inattendue), Michaux, Ensor et Spilliaert, Mandelbaum, et puis aussi Luc de Heusch, Toots, Pierre Verstraeten…ne les citons pas tous. Sous la plume de Bergen ces noms composent une sorte de symphonie fantastique dont les ondes parviennent au coeur de la pandémie et nous rappellent combien nous avons négligé les lanceurs d’alerte que sont les artistes, les poètes, le peintres, ces géants de la culture… Tiens, tiens, cette même culture qui ne trouve plus voix au chapitre…
Je ne voudrais pas achever cette chronique sans évoquer la première des nouvelles qui le composent, et suit les méandres d’une méditation du narrateur, le mathématicien Alexander Grothendieck. Avoir situé cette nouvelle à Saint-Idesbald, où se promène le narrateur en compagnie de son chien Georg (prénom d’un autre mathématicien Georg Cantor), permet à Bergen d’écrire quelques paragraphes de toute beauté pour évoquer la mer du Nord, mais aussi le peintre Paul Delvaux dont la silhouette hante la tempête qui emporte tout…Le narrateur s’adresse à son chien: « Georg, penses-tu que Paul Delvaux, le peintre de Saint Idesbald, s’élançait sur la plage les jours d’orage, plissant les yeux pour observer les combats entre la mer et les nuages, la détresse des bateaux en perdition, la palette de couleurs générée par une nature en furie? (…)Les bunkers de la côte ne tremblent pas. la guerre lancée dans le ciel ne les atteint guère. Ici, à Saint-Idesbald, mon esprit plongeant dans les flots, je saurai contrer la menace d’une dé-forme, d’une dé-mesure, d’un a-chiffre. »
Le narrateur se laisse envahir par l’évocation de l’Allemagne nazie, de la solution finale, de la guerre… Et l’on comprend que Véronique Bergen, tout au long des pages qui ont suivre cette ouverture de « Belgiques », se laisse porter par le souffle et le tourment de la tempête traversée à saint Idesbald, « station du jeûne spirituel, endroit de prédilection où arpenter l’infini. »
Voici un livre que l’on n’achève pas de lire, auquel on revient. A chaque lecture, on s’attarde davantage sur tel ou tel récit (ainsi je viens de relire la nouvelle dédiée à Gennaro Rubino, anarchiste qui tenta en 1902 d’assassiner Léopold II), on ouvre Google ou autre moteur de recherche, pour vérifier tel ou tel nom, telle ou telle date, tel ou tel lieu.
Bonheur de ce livre court, clé de tant d’explorations de l’infini…
Edmond Morrel, le 22 octobre 2020
A lire aussi, l’article de Nausicaa Dewez dans « Le Carnet et les instants »