Que peut-on attendre d’un prix littéraire, du moins de l’un de ceux qui ont acquis, avec le temps, la réputation d’être des baromètres, des indicateurs de ce qui, au cours de la période considérée, et il s’agit souvent d’une année, s’est imposé comme des réussites moins contestables que d’autres ? Qu’il fonctionne comme un jalon, un témoignage qui, dans la durée, inscrira des titres susceptibles de mieux résister aux atteintes du temps. A notre époque où tout est plus que jamais menacé par l’oubli, ces bilans sont peut-être plus utiles que jamais, ils permettent d’échapper à la grande confusion régnante, de canaliser le flux de la production, de mettre un semblant d’ordre dans le chaos.
Si l’on devait, par exemple, dans les lettres belges de langue française, définir ce qui est appelé à surnager de ce que les écrivains de nos contrées ont publié au cours des douze derniers mois, une sélection de cinq ouvrages émergerait de façon assez spontanée, semble-t-il. Un titre s’imposerait de manière presque ironique, puisqu’il porte le millésime de l’année qui vient, c’est« 2013 » de Luc Dellisse. Il ne s’agit évidemment pas d’un roman de science-fiction, puisqu’il porte sur un avenir qui est littéralement à nos portes. Il est, néanmoins, comme une prophétie apocalyptique à bout touchant, en quelque sorte. Nous avons tous l’impression que l’Histoire a pris le mors aux dents. Chaque jour nous apporte une nouvelle qui contient une dose massive de nocivité fatale. Si nous ne le mesurons pas, c’est que les médias, médusés eux-mêmes, les coulent dans les moules standardisés de ses formats spatiaux et temporels, et que les commentateurs sont eux-mêmes sidérés, qui n’ont plus à informer qu’à la manière dont les musiciens du Titanic jouèrent, paraît-il, jusqu’au moment où ils furent noyés. Delisse, l’un de nos écrivains les plus intelligents écrit ainsi au bord du gouffre.
Un autre roman porte un millésime en page de couverture, il s’agit de « 1995 » de Bruno Wajskop, qui complète ces chiffres d’un détournement du célèbre vers de Rimbaud, qui devient sous sa plume « on n’est pas sérieux quand il y a 17 ans ». Ici, il s’agit d’un conte fantastique étiré sur deux cents pages il est vrai agrémentée d’un jeu d’illustrations qui entretient avec le texte des relations imprévues et paradoxales très diverses. Le récit part du principe de l’irréversibilité du temps et tire de sa subversion des effets très troublants. Il est peu d’exemples de romans qui donnent à ce point au lecteur l’impression que le sol se dérobe sous ses pieds.
La romancière qui nous a peut-être le plus surpris cette année, c’est Corinne Hoex. « Le ravissement des femmes » ouvre une brèche nouvelle dans son parcours. Excellente poète par ailleurs, elle avait jusqu’à présent usé de la prose comme d’une hache qui brise la glace des psychoses familiales. Ici, sur un mode plus léger, elle traite de l’aliénation métaphysique dans une société à la dérive, et d’un étrange avatar de la guerre des sexes, qui ressemble, conformément au vaste formatage des esprits si typique d’aujourd’hui, à l’intoxication mentale qui est la première méthode des tyrannies contemporaines. En d’autres termes, ce livre est plus politique qu’il n’en a l’air.
Le « coming man » des lettres belges nous a fait une démonstration de plus de sa précoce maîtrise. Grégoire Polet, qui n’arrêtera décidément pas de nous étonner, a pris appui, à l’instar de Joachim Lafosse dans son dernier film, sur un fait divers qui a rendu la tragédie de Médée impitoyablement actuelle pour écrire « Les ballons d’hélium ». Il s’y livre à l’exploration d’une âme morte, de même qu’à une tentative-limite de nous rendre fraternellement proche d’une criminelle qui se livre à une immolation par passion. L’auteur de « Chucho » s’y mesure à un Henry James par ses talents de spéléologue psychologique.
Enfin, dans cette sélection ne pouvait que figurer à la place d’honneur un des romans de cette rentrée qui enchantent quantité de lecteurs en Belgique, en France et en Navarre, « La véritable vie amoureuse des mes amies en ce moment précis » de Francis Dannemark. On peut encore écrire, en ces temps où rien ne nous est épargné, des livres porteurs de bonheur qui ne soient pas factices ou niais. Celui-ci en est un qui depuis sa sortie réalise concrètement ce qu’il esquisse dans son intrigue elle-même, à savoir une chaîne de solidarité poétique et affective. Il faut beaucoup de courage moral, de générosité foncière et de charme pour accomplir ce prodige. Dannemark déborde de chacune de ces grâces.
L’occasion était trop belle pour le prix Rossel, de distinguer au moins l’un de ces cinq romans d’excellente compagnie, et l’on sait combien les lecteurs en cherchent de pareils aujourd’hui. Il n’a retenu aucun d’entre eux.
Jacques De Decker, le 13 novembre 2012
Les « Marges » s’enchaînent sur quelques mesures de l’allegro moderato alla fuga de la Sonate n°2 de Nicolas Bacri interprété par Eliane Reyes. Ce morceau est extrait du récent CD enregistré chez NAXOS des « Oeuvres pour piano de Nicolas Bacri » interprétées par Eliane Reyes
Le disque réunit les oeuvres suivantes :
Prélude et fugue, Op. 91
Sonate n° 2
Suite baroque n°1
Arioso baroccp e fuga monodica a due voci
Deux esquisses lyriques, Op. 13
Petit prélude
L’enfance de l’art, Op 69
Petites variations sur un thème dodécaphonique, Op 69
Référence : NAXOS 8.572530