Reconnaissons-le : un préjugé sévit continûment en Europe, selon lequel les Américains ne sauraient être de grands penseurs. Les insuffisances intellectuelles de certains présidents pourraient être à la base de ce préjugé : n’y en eut-il pas un dont on se croyait autorisé de dire qu’il n’était pas capable de marcher et de mâcher du chewing-gum en même temps ? Il est vrai qu’il n’avait pas été élu, mais avait dû, en catastrophe, prendre la succession de son prédécesseur assassiné. On se dit aussi, du côté de l’Ancien Monde, que les Américains, se mêlant des choses de l’esprit, n’auraient pas la tête véritablement philosophique, mais seraient plutôt ce que Sartre appelait des « theoriciens du savoir pratique ».
Un dernier argument conforte les Européens, et les Français en particulier, dans leur préjugé anti-Américain, c’est que les Etats-Unis auraient besoin d’importer leurs grands esprits pour compenser leur propres insuffisances. Quelle ingratitude ! Faire la fête à Derrida, à Kristeva, à Michel Serres ne serait-il pas plutôt le signe d’un grand discernement, puisque souvent, et le cas de Derrida l’illustre, ils ont su accorder un prestige à des novateurs qui, à Paris, se heurtaient souvent à des fins de non-recevoir ?
Toutes ces idées ne reposent sur rien d’autre que l’ignorance, de ce côté de l’Atlantique, de ce qui se passe sur son autre rive. Michel Meulders, éminent neurophysiologue et ancien prorecteur de l’UCL nous en fournit la preuve avec sa biographie de William James, qu’il sous-titre avec esprit « penseur libre ». Né en 1842, mort en 1910, sa vie est une véritable épopée intellectuelle. Retenu dans les annales comme l’un des pionniers du pragmatisme, très admiré par Henri Bergson, dont il serait temps aussi que l’on se remette à s’intéresser à lui, il faut bien admettre que son nom ne nous dit pas grand-chose. Ou plutôt son prénom, parce que le William en question eut un frère, d’un an son cadet, qui se nommait Henry, Henry James. Et là s’ouvre l’abîme qui sépare le notoriété littéraire, qui dans certains cas peut connaître une progression continue, de celle des hommes de science, victimes de l’amnésie de plus en plus régnante.
Or, William ne le cède en rien, au contraire, à la puissante personnalité de l’auteur de « Washington Square ». A commencer par la diversité de ses intérêts. Il se voulut peintre au départ, preuve que la fibre artistique régnait dans la famille, puis fit des études de médecine, s’orienta vers la neurologie, déboucha sur la psychologie, ce qui le conduisit vers la philosophie, et même la métaphysique. Il adopta, au fil de son parcours, une ligne de conduite qui se prémunissait à la fois du transcendentalisme, qui sévit d’ailleurs toujours dans un pays où les théories de Darwin sont toujours interdites d’enseignement dans certains états, et du positivisme, William James se gardant d’une attitude trop intellectuellement réductrice. Sa quête, car c’en fut une, est une véritable aventure, avec ses dépressions, ses moments d’illumination, sa permanente prise de risque. Michel Meulders nous la raconte avec une rigueur d’analyse jamais prise en défaut, mais un vrai sens du récit, ce qui fait de la lecture de son livre qui mérite mieux qu’une divulgation parmi les initiés, une entreprise ardue, certes, mais pleine d’agréments.
Jacques De Decker
« William James, penseur libre », par Michel Meulders. Editions Hermann, collection Hermann Philosophie
Les « Marges » s’enchaînent sur quelques mesures de l’allegro moderato alla fuga de la Sonate n°2 de Nicolas Bacri interprété par Eliane Reyes. Ce morceau est extrait du récent CD enregistré chez NAXOS des « Oeuvres pour piano de Nicolas Bacri » interprétées par Eliane Reyes
Le disque réunit les oeuvres suivantes :
Prélude et fugue, Op. 91
Sonate n° 2
Suite baroque n°1
Arioso baroccp e fuga monodica a due voci
Deux esquisses lyriques, Op. 13
Petit prélude
L’enfance de l’art, Op 69
Petites variations sur un thème dodécaphonique, Op 69
Référence : NAXOS 8.572530