« Ce dimanche, l’Allemagne va se payer une éternité. Trois mandats de suite en politique, c’est une manière de défier le temps. En Allemagne, ce n’est pas tellement exceptionnel. Helmut Kohl y était parvenu. Mais il avait, excusez du peu, été le chancelier qui avait réunifié son pays. Il n’y avait pas été pour grand-chose, mais avait eu le grand mérite de ne pas s’opposer au mouvement, ce qui est un bon atout en politique, où quelquefois, quand le phénomène vous dépasse, il vaut mieux feindre d’en être l’organsiateur.
Angela Merkel, elle, n’a pas été secourue par l’Histoire. Elle a eu affaire aux déroutes financières, à l’indignation de l’opinion, à l’Europe menacée de déliquescence . De tout cela, elle a fait des atouts. D’abord, en tirant parti de la clairvoyance de son prédécesseur, Gerhard Schröder, le socialiste qui avait osé faire le ménage dans le sécurité sociale. Devant les masques impassibles des moustachus à la capitaine Crochet qui manifestaient à Francfort avec l’acharnement des occupants de Wall Street, elle a opposé le visage impavide de la championne de poker. Quant à l’Europe, elle lui a imposé le régime de la douche froide et chaude en alternance : jurer ses grands dieux de ne pas dilapider la prospérité des fourmis allemandes en écoutant les cigales des bords de la Méditerranée, et jouer en douce la maman gâteau sans trop s’en vanter.
Pas étonnant que de Hambourg à Munich, il l’appellent Mutti. Et s’il faut lui trouver un modèle dans les lettres allemandes, c’est du côté de la Mutter Courage de Brecht , en effet, qu’il faut se tourner.
Son secret ? Il n’est pas difficile à déceler : il ne faut pas chercher plus loin que dans l’histoire de son pays. Angela, qui a 59 ans, a passé les 34 premières années de sa vie en RDA, le pays créé après la 2è guerre mondiale qui s’est écroulé avec le mur de Berlin en novembre 89. Elle ne l’a forcément pas provoqué, cet écroulement. Non qu’elle ne se réclame ardemment de la démocratie dont elle se veut l’incarnation tranquille, les mains rapprochées en forme de cœur à la hauteur de l’abdomen. Simplement, elle est le fruit d’une éducation placée sous le signe de la synthèse : celle que son père Kasner avait voulu réaliser , en tant que pasteur, en mettant le cap dur l’Allemagne de l’Est, convaincu qu’il était que le marxisme et le protestantisme n’étaient pas incompatibles.
Angela Merkel, elle, fait le contraire : elle inocule dans la social-démocratie les idéaux de justice sociale qui ont bercé ses jeunes années. Elle jure qu’elle n’a jamais fricoté avec la Stasi, mais elle a fait partie des jeunesses communistes , et c’est ce qui l’empêchera probablement toujours de se vouloir exclusivement dans le camp des exploiteurs et des spéculateurs qui ont fait la richesse de la nation qui s’est constituées sous ses yeux. En d’autres termes : elle réalise le vœu qui était celui des intellectuels allemands qui, comme Günter Grass ou Stefan Heym, ne voulaient pas, avant 89, qu’une Allemagne absorbe l’autre, mais qu’elles échangent leurs acquis.
Face à une France qui se débat dans la schizophrénie de l’alternance gauche-droite, Angela Merkel incarne pleinement le panachage politique dont l’Europe a le plus besoin aujourd’hui. Le magazine The Economist la présente comme la première personnalité politique de l’UE. La continuité de l’adhésion des électeurs à son égard est le signe le plus réconfortant que tout n’est pas perdu dans ce cap oriental de l’Asie. «
Jacques De Decker, le 20 septembre 2013
Notes :
Dans sa chronique Jacques De Decker évoque Marcel-Reich-Ranicki décédé le 18 septembre 2013. On pourra en lire davantage à propos de ce « Bernad Pivot allemand » sur wikipedia.