Le 16 janvier dernier les « Grandes Conférences Catholiques » recevaient David Van Reybrouck.
Délaissant l’actualité édtoriale et l’évocation de son dernier (magistral) ouvrage , Revolusi, l’Indonésie et la naissance du monde moderne (Actes Sud), l’écrivain flamand choisit d’évoquer dans un vibrant plaidoyer pour les générations à venir, La colonisation du futur. Ci-dessous, avant même la parution de l’essai que publiera Actes Sud cette année, il nous a semblé opportun de faire paraître l’article publié également sur le site des Grandes Conférences Catholiques. JJx le 30 janvier 2023
Le colonialisme s’inscrit désormais dans le temps, et non plus dans l’espace
Le public qui fit salle comble au Palais des Beaux-Arts à Bruxelles et ovationna David Van Reybrouck après une bouleversante « minute de silence » qui concluait la « Grande Conférence Catholique » de ce soir du 16 janvier 2023, a assisté à un authentique moment d’Histoire. L’auteur de Congo, une histoire, de Revolusi, ou de Contre les élections n’est pas venu évoquer les colonisations « historiques » dont il a fait ces ouvrages qui ont fait date et ont marqué les esprits, à la fois par la méthode d’investigation utilisée (les rencontres multiples avec l’ensemble des protagonistes, des témoins ou de leurs descendants transformées en une œuvre entrelaçant l’écriture de l’historien, du témoin, mais surtout de l’écrivain engagé) et par la projection d’un nouvel éclairage sur ces siècles de l’histoire que David Van Reybrouck envisage, pour la première fois peut-être dans l’historiographie, en lui donnant l’envergure qu’elle a : mondiale.
C’est à une autre colonisation que se consacre dorénavant l’essayiste, laissant à ses livres le soin de poursuivre le travail de sensibilisation que leur lecture, dans les multiples éditions et traductions, suscitera au fil des années. Le titre de la conférence, qui deviendra dans les prochains mois un essai (à paraître en français chez son éditeur habituel, Actes Sud) réunit en trois mots les menaces (mais aussi les enjeux et les éventuelles réponses à y trouver) : La colonisation du futur.
Après avoir étudié les colonisations auxquelles se sont livrées les puissances européennes d’alors – Belgique et Pays-Bas notamment-, l’historien reprend son bâton de pèlerin et les instruments de lanceur d’alerte pour mettre en garde l’humanité contre les dangers de cette « colonisation du futur », d’autant plus redoutable que, perverse, sournoise, insidieuse, elle a déjà commencé son œuvre de destruction. A l’heure où nous avons tant de difficultés à reconnaître et à demander le pardon pour les désastres écologiques, économiques, sociétaux, humains provoqués par les entreprises de colonisation, voici l’annonce de la nouvelle colonisation et des dévastations à venir : une description documentée, argumentée, implacable de la fin d’un monde, le nôtre.
David Van Reybrouck développe son argumentation : « Abordons donc aujourd’hui le colonialisme, parlons de culpabilité et de responsabilité. Parlons du rôle de l’Occident. Mais pas seulement en regardant dans le rétroviseur. En effet, même le jour où nous aurons pleinement assumé le colonialisme du passé, nous n’aurons encore rien entrepris contre la manière dramatique dont nous colonisons à présent l’avenir »
D’emblée, David Van Reybrouck donne le ton : « Il s’agit (…) d’une course à l’abîme. Nous sommes en effet au beau milieu de la sixième grande vague d’extinction que notre planète ait connue, la première cependant à trouver son origine dans l’activité humaine. » Evoquant les recherches les plus récentes, les rapports scientifiques les plus élaborés (ainsi « le grand rapport du GIEC publié en août 2021, basé sur plus de quatorze mille publications scientifiques »), il nous rappelle que le réchauffement de la planète approche à une vitesse vertigineuse « des points de bascule qui déclencheront des processus irréversibles et cumulatifs. »
Ceci a été dit déjà, évoqué dans les journaux télévisés, dans les débats. David Van Reybrouck est une conscience qui électrise malgré la force paisible de sa voix. Il assène les vérités avec la conviction de celui qui, pour étudier les phénomènes qu’il évoquera, se place au dessus de la mêlée des débats et des opinions et présente les faits. Ecrivain, il dispose d’un instrument imparable : il nous raconte ce qui est. Ainsi, au lieu d’évoquer des contrées ou des futurs lointains, il assène les exemples que nous pouvons toucher du doigt : « La crise a commencé, même chez nous. Les 40 morts suite aux inondations de juillet 2021 sont les premières victimes climatiques en Belgique. Il s’agit du désastre naturel le plus mortel dans l’histoire de notre pays—un catastrophe dont on ne parle pas assez, alors qu’il a fait plus de morts que les attentats terroristes de 2016. » Et David Van Reybrouck ajoute, assène plutôt, d’une voix qui nous étreint : « Et ce n’est qu’un début. ».
On connaît l’engagement citoyen de David Van Reybrouck, objet de plusieurs de ses livres mais aussi de manifestations concrètes – saluées et encouragées par de nombreuses personnalités mondiales comme Kofi Annan – . Il n’en restera pas au simple constat, aussi efficace et important fût-il , des menaces de la « colonisation du futur ». Il prolongera sa réflexion et analyse, par des propositions concrètes, redoutablement simples mais obligeant à modifier radicalement l’approche de la démocratie et à insuffler une nouvelle dynamique à la gouvernance mondiale. C’est une question de vie ou de mort des générations à venir. « Nous les privons de leur liberté, de leur santé, peut-être même de leur vie — tout comme les colonisateurs l’ont fait dans le passé. Nous imposons les conséquences de nos actes aux humains qui viendront après nous, et ce avec une brutalité et une indifférence qui donnent le vertige. » poursuit David Van Reybrouck, debout au pupitre translucide qui fait face au public de la Salle Henri LeBoeuf.
Citant Greta Thunberg (“Nous sommes tous dans la même tempête, mais certainement pas dans le même bateau.”), David Van Reybrouck rappelle la répartition des responsabilités dans le réchauffement climatique, et la répartition géographique tout aussi déséquilibrée des conséquences.
Il s’agit dès à présent de « combattre les structures mondiales du présent ». Il s’agit pas moins, et c’est à la concrétisation de cette proposition que DVD consacre la suite de son exposé, de « combattre les structures mondiales du présent ». L’Histoire nous aidera à identifier les erreurs à ne pas commettre comme de tenter de « résoudre le problème avec de l’argent ». Ce qui ne suffira pas et qui, l’histoire l’a montré, aura de redoutables effets pervers. Il s’agira pour les Etats de « réparer le monde cassé en deux que nous a légué le passé en travaillant ensemble à la construction d’un monde plus juste, plus honnête et plus uni. »
Les propositions qu’avance David Van Reybrouck, dans le prolongement de ses essais, impliquent de déplacer la décision du niveau national ou international, au niveau du citoyen : « La meilleure façon de combler profond fossé entre ce que la science sait et ce que la politique omet de faire, c’est de s’en remettre à la décision du citoyen. »
Comment ? En deux étapes : la mise en place d’une assemblée citoyenne suivie, non d’un referendum, mais d’un preferendum. Evident comme l’œuf de Colomb, ce dispositif permet de « mesurer le pourcentage d’adhésion de la société aux mesures préconisées. »
Trop complexe, diront les esprits chagrins ou complices… David Van Reybrouck, ménageant ses effets, indiquent que des exemples existent déjà, et près de chez nous : « Une ville qui a eu le courage d’instaurer la toute première Assemblée citoyenne permanente pour le climat, avec des participants tirés au sort, représentant la diversité énorme de sa population. Une ville plurilingue, multiculturelle et hypercomplexe qui s’est dit: si tout le monde est impacté par les mesures climatiques, tout le monde devrait avoir la chance de participer à leur élaboration. C’est ville est Bruxelles ! »
Reste dorénavant à organiser une « assemblée mondiale »… David Van Reybrouck démontre, expérience à l’appui, la possibilité de cette « global assembly » : « Il y a un an, la toute première Assemblée mondiale s’achevait. Avec l’aide de la NASA, un échantillon aléatoire 24 de cent points géographiques a été déployé sur la carte du monde, en tenant compte notamment de la densité des populations. En chacun de ces points, l’organisation a recherché un partenaire local, ayant pour mission de sélectionner quatre à six citoyens lambda par le biais d’entretiens de rue ou de recrutement effectué de porte-à-porte. Afin d’atteindre un équilibre en termes d’âge, de sexe, de lieu de résidence, de niveau d’éducation et d’attitude à l’égard du changement climatique, un groupe final de 100 participants a été constitué à partir de ce vivier de 675 candidats. »
La dimension économique n’est pas absente du raisonnement et des propositions formulées par David Van Reybrouck. Il décrit une proposition concrète, tangible, réalisable à cet égard : les droits d’émission individualisés (« les TEQs, – Tradable Energy Quotas – , ou quotas d’énergie négociables » suivant le modèle élaboré par David Flemming)
David Van Reybrouck suggère enfin une ultime proposition d’action et d’engagement citoyen, la plus radicale et dont il espère « qu’elle s’avérera inutile » : la désobéissance civile.
« J’ose espérer que nous aurons l’occasion de participer loyalement aux assemblées citoyennes, aux préférendums, au système de droits d’émission individuels et à toutes sortes d’autres propositions. J’ose espérer que notre volonté de coopérer sera perçue plus vite que notre résolution de désobéir. »
David Van Reybrouck conclura sa conférence en citant Saint François d’Assise rendant grâce “notre mère la Terre, qui nous porte et nous nourrit, qui produit la diversité des fruits, avec les fleurs diaprées et les herbes.”
L’orateur invita enfin l’assemblée à quelques secondes de silence. L’émotion était palpable lorsqu’il observa dans la salle, les plus jeunes se lever et se tenir immobiles, debout.
Jean Jauniaux, le 29 janvier 2023.