« Proust Océan » de Charles Dantzig: une symphonie!

Dans les rayonnages de la bibliothèque de l’honnête homme doivent figurer en bonne place, accessibles rapidement et si souvent consultés, les deux dictionnaires que Charles Dantzig publia chez Grasset, le Dictionnaire égoïste de la littérature française (2005), suivi du Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale (2019). La parution de Proust Océan sous la même enseigne et la couleur bleue de la collection des essais chez l’éditeur parisien, a enfin comblé le manque qu’avait suscité chez nous le peu de place consacré à l’auteur de La Recherche dans le premier volume (Marcel Proust (5 petites pages insérées entre les entrées « Public » et »Prononciation ») et l’absence d’une entrée spécifique consacrée à celui-ci dans l’ouvrage mondial (même s’il apparaît de ci de là, comme dans la rubrique « Liste des écrivains pour qui être aimé était plus importante d’aimer » en compagnie de Mishima et Tenessee Williams).

Le manque est enfin comblé et de quelle somptueuse façon avec ce Proust Océan que Dantzig, dans le sillage de ses dictionnaires aurait pu intituler « Dictionnaire ébloui de l’écrivain le plus aimé ». Avec cet ouvrage flamboyant, incisif, inspiré, drôle, grave et passionné Dantzig nous donne à partager cet amour inconditionnel et érudit qu’il voue à celui qui, le premier, et de quelle magistrale façon! a fait de la création littéraire l’énigme et le sujet de son oeuvre romanesque.

Dantzig le clame d’emblée:  » Lire A la recherche du temps perdu c’est traverser l’Océan. » Il ajoute aussitôt :  » Et c’est très facile, il suffit d’adapter sa respiration. »

Comme beaucoup, Dantzig trouve le roman « opaque » à sa première lecture (il avait 17 ans). Il s’y reprend à plusieurs reprises pour , après plusieurs lectures, plusieurs traversées, devenir « un poisson de cet Océan. » Enfin il peut partager sa jubilation: « Nous y descendons comme dans une crypte, hélés par une résonance, en bas tout en bas: celle des portes de la connaissance d’une partie du monde qui s’ouvrent. »

Dans ce livre foisonnant, Dantzig donne toute la mesure d’une écriture passionnée et passionnante, racontant comment naissent les personnes, comment Proust invente pour la première fois comme personnage d’un roman, un écrivain, ce narrateur qui lui ressemble et à travers qui Proust littéralement ré-invente la langue française. Mais pas seulement! Avec ironie, drôlerie, espièglerie, froide lucidité, Dantzig évoque les préjugés qu’affronta Proust: « La réputation de Proust, infecte de snobisme aux yeux des intellectuels et d’homosexualité aux yeux de tous, n’a pas été aidé par son prix Goncourt » qui lui fut attribué contre un roman de guerre (en 1919!).

Roman symphonie, roman miroir, A la recherche donne à chaque lecteur l’occasion de vérifier une des fonctions de la littérature: donner à chaque lecteur une infinité de points de vue sur « l’autre », une source inépuisable d’empathie à l’égard du monde, un renouvellement incessant du regard porté sur notre façon d’être au monde. Danzig, dans son Proust Océan, – comme dans la somptueuse série de podcasts consacrés à Proust sur France-Culture (des heures et des heures passionnantes sur les univers proustiens!)– est littéralement hypnotique. Vous n’achèverez pas la traversée de son océan, sans vous plonger dans celui qui lui inspire une passion si heureusement contagieuse. Et Dantzig déploie toute cette ferveur en utilisant, comme dans ses Dictionnaires, ce nouveau mode qu’il ajoute avec malice et espièglerie aux indicatif, subjonctif et autres modes de la grammaire française: le sublime « subjectif » enthousiaste.

Jean Jauniaux, le 14 octobre 2022

Sur le site de Grasset:

Rien n’était fait pour que Proust triomphe. Un mondain, un  Juif, un homosexuel, qui a osé remporter le prix Goncourt contre un roman de guerre, ce qui lui a valu des persiflages infinis, jusqu’à une revue de cabaret présentant un numéro «  Proust ma chère  ». D’ailleurs, sa postérité a été lente à s’établir. Elle n’a réellement commencé que dans les années 1950, jusqu’à ce que Proust devienne l’un des écrivains français les plus célèbres du monde.
Il y avait une bonne raison à cela. Elle s’appelle A la recherche du temps perdu. Ce livre a apporté à la fiction française des sujets que Proust a été l’un des premiers à traiter sérieusement, comme l’homosexualité, et surtout, surtout, un sujet capital, que personne n’avait jamais abordé, celui de la création. Un écrivain ou futur écrivain personnage principal d’un roman, c’est Proust qui l’a inventé.
Plus encore, il a apporté à la littérature française une manière d’écrire authentiquement révolutionnaire. La langue française, si réglée, si sèche, souvent, a été assouplie par Proust à un point inouï. Le proust est ductile et englobant comme la mer. Lire A la recherche du temps perdu, c’est traverser l’Océan. Et c’est très facile, il suffit d’adapter sa respiration.
Comme il suffit au lecteur d’adapter la sienne pour plonger dans ce Proust Océan de Charles Dantzig, où l’on retrouve la manière si singulière de l’auteur, ses entrées inattendues, ses alternances de chapitres brefs et plus longs, de saillies et de réflexions, d’érudition et de gai savoir, de gravité et de drôleries.  
Un livre sur Proust certes, mais aussi un essai d’esthétique proposant une certaine conception de la littérature fondée sur un longue familiarité avec les grandes œuvres, une pratique des grands auteurs, un savoir encyclopédique. Tout est ici original et stimulant, mimétique de son objet même.