Je voudrais décrire l’état de l’âme à la fois si angoissant, torturant et délicieux, où me plonge la musique – celle que j’aime – je devrais pouvoir le faire, j’ai tant éprouvé cette sensation aiguë jusqu’à la douleur, même tout enfant (je pourrais dire surtout étant enfant). C’est alors comme une agonie d’aspiration vers le bonheur, une tension de tout être sensible, cordial, vers une chose qui nous sourit et se dérobe à la fois.(Mel Bonis)
Dans un seul(e)-en-scène que l’on a pu voir à Bruxelles pendant trois soirées à la sortie du confinement au théâtre de la Clarencière, et que l’on espère voir reprogrammé bien vite, le dramaturge Frank Pierobon (qui est aussi philosophe et musicien),nous offre une soirée de théâtre, d’humanité et de musique.
Le texte qu’il a donné à la comédienne Sophie de Tillesse se déroule dans une fluidité narrative et stylistique incarnant avec empathie le destin de la musicienne Mel Bonis (et à travers elle de toutes les femmes dont les vocation et talent ont été contrariés par la pression sociale qui fait prévaloir le masculin en tout ce qui est création). Il y a dans la manière d’écrire le théâtre de Pierobon, qui est aussi un musicien érudit et sensible, un souci constant de préserver la qualité du texte et de maîtriser son expression dans une mise en scène sobre et limpide.
L’entrelacement des trois vocations ou compétences de l’auteur (la musique, l’écriture et la philosophie) équipent Pierobon de tous les instruments nécessaire à restituer un portrait si humain, si sensible, si vrai d’une artiste, dont l’art se fracasse sur les obstacles des convenances de son siècle. On aurait aimé entendre davantage sa musique (les extraits diffusés ont enchanté la public et donné envie d’aller à la découverte d’un répertoire dont on a entendu quelques fragments énumérés ci-dessous). Frank Pierobon évoque ici la pièce qu’il lui consacre: On redécouvre aujourd’hui avec ravissement l’œuvre de la compositrice Mélanie Bonis (1858-1937) qu’on enregistre de plus en plus. L’on s’intéresse dès lors aux péripéties de son difficile parcours et l’on prend meilleure conscience aujourd’hui de ce qu’il était pratiquement interdit aux femmes, au dix-neuvième siècle, d’exister par elles-mêmes, de décider de leur vie et de faire œuvre créatrice. Chacun(e) mesurera le chemin que les femmes auront dû parcourir pour accepter l’idée qu’elles ont le droit de décider de leur destin, le devoir de le revendiquer et l’urgence de le faire respecter. L’exemple de Mel Bonis fera prendre conscience, nous l’espérons, du rôle que l’art et la créativité peuvent puissamment jouer dans la réinvention de soi.
On a hâte de revoir ce spectacle dans un confort de vrai théâtre (hors confinement) pour en apprécier davantage encore toutes les modulations d’un coeur battant et apprécier avec la distance nécessaire le jeu subtil de la comédienne Sophie de Tillesse. Cette dernière qui mêle une double formation de comédienne et de cantatrice était l’artiste idéale pour ce rôle qui nécessite davantage que d’être joué. Il s’agit ici, en effet, d’incarner un destin dont l’écho nous parvient de l’au-delà, d’une âme blessée à laquelle la comédienne insuffle la force de donner le récit.
Des enregistrements musicaux alternent avec des fragments de textes extraits d’un livre de souvenirs écrits par Mel Bonis, mais pas publiés (encore ?). ceux-ci sont mentionnés dans la biographie de Mel Bonis écrite par son arrière-petite-fille Christine Géliot (« Mel Bonis, femme et compositeur, 1858-1937 », L’harmattan, 2009)
On ne peut que recommander au lecteur d’aller voir, dès qu’elle figurera à nouveau au programme d’un théâtre ce bel éventail d’émotions vraies que nous offre, une nouvelle fois, le théâtre de Frank Pierobon.
Edmond Morrel, le 11 juillet 2020
On peut voir des fragments de la pièce sur un trailer.
Interprétation : Sophie de Tillesse / Texte : Frank Pierobon /Production Crescendo ASBL