Il est coutume d’évoquer la frilosité des éditeurs français en regard de la publication de nouvelles, ces textes brefs de fiction littéraire qui constituent un genre à part, distinct de celui du conte dont il est proche par la brièveté; distinct du roman dont il est bien davantage qu’une version courte et elliptique. Dans les autres mondes littéraires, anglais, américain, russe, espagnol, néerlandais, japonais, arabe pour ne citer que quelques uns de ceux-ci, la nouvelle occupe une place à part, séduit un vaste public qui les lit sur différents supports: journaux, magazines, revues littéraires, mais aussi recueils édités par les plus grandes maisons et, bien sûr, aujourd’hui, sur les multiples supports virtuels qui les accueillent.
La Belgique se distingue ici aussi dans le paysage éditorial francophone en ayant engendré plusieurs générations de nouvellistes qui ont au fil des décennies exploré avidement le potentiel créatif de la forme courte, la liberté formelle qu’elle incite, et l’atelier d’innovation en recherche incessante d’imaginaire, inventant des styles, des personnages, des lieux pour y déployer la narration. Citer des noms est toujours un exercice périlleux, il manquera toujours l’un ou l’autre auquel on ne pensait pas au moment précis d’écrire l’article. La lecteur attentif reconstituera la liste des contemporains: je me limiterai ici à quelques noms décrivais aujourd’hui disparus, surlignant l’un ou l’autre pour donner accès à des entretiens qu’ils m’ont accordé: Albert Ayguesparse, Philippe Jones (Fictions ), Jacques De Decker (Modèles réduits), Marcel Thiry, Jean Ray, Camille Lemonnier, Madeleine Bourdouxhe (récemment republiée dans la collection « Femmes de lettres oubliées »)… J’interromps ici cette énumération qu’il conviendra de compléter de toutes façons.
Michel Lambert est une figure incontournable de la littérature belge francophone contemporaine qui lui est redevable de romans (dont Une vie d’oiseau, couronné par le plus prestigieux des prix littéraires) et d’un grand nombre de nouvelles, son genre de prédilection: on lui doit, avec ce dernier livre, pas moins de onze recueils depuis le premier paru en 1987, De très petites fêlures jusqu’à ce dernier livre, Je me retournerai souvent paru en 2020 peu avant que la pandémie ne frappe le monde.
Le recueil, dont le titre est un vers extrait d’Apollinaire ( Alcools), nous offre à lire huit nouvelles, au style limpide (on dirait « ligne claire » s’il s’agissait du neuvième art), à la narration fluide, rythmée par des dialogues qui les ponctuent avec la justesse du portraitiste qui en sait l’importance et la difficulté. Chacune d’entre ces nouvelles s’exprime par la voix d’un narrateur à la première personne, créant ainsi une intimité hypnotique avec le lecteur, entraîné à la suite du personnage dans sa mémoire du passé et l’affrontement du présent, pris de vertige face à l’incertitude de l’avenir.
On définit habituellement la nouvelle par la présence d’une « chute » en fin de récit, ce procédé qui remet en question, à la dernière ligne du livre, le confort du lecteur, l’illusion qu’il s’est faite de l’histoire dont il approche de la fin. Chez Lambert, dans ce recueil, les chutes sont davantage des « suspensions » qui nous laissent avec Matthieu (Le carillon), Samy (La nuit de Prague) ou les narrateurs de Nous trois et Petite Soeur, face à leurs détresses respectives dont, au fil des pages, Lambert nous tracé le chemin, pas à pas, qui les a faits ce qu’ils sont au moment où nous entrons dans leur vie. Stendhal disait que le roman est un miroir, placé sur le côté du véhicule, qui reflète les paysages parcourus. Dans le cas des nouvelles de Lambert, le voyage s’est interrompu et le miroir s’est tourné vers le visage du voyageur dont il explore le cheminement intérieur, face au fragment de vie qu’il nous fait partager. Il s’agit alors de souvenirs qui sont des regrets ou des remords, d’envahissement de la peur et de la phobie, de recherche de l’identité perdue ou cachée. C’est vers ces envahissements fulgurants d’épisodes passés que les protagonistes se retournent, comme le locuteur du titre du recueil, Je me retournerai souvent . A Cuba, Thomas , journaliste sur les traces d’Hemingway auquel il doit consacrer un article jubilaire, est confronté au secret d’une femme, rencontrée par un hasard que nous pouvons mettre en doute, une amie de jeunesse dont il reconstitue l’histoire à travers ces confidences Sur le Malecón. On pourrait écrire quelques lignes sur chacune des nouvelles, et les lieux (Bruxelles, L’Archiduc le café habituel du chanteur Arno, La maison de Byron, rue Ducale d’où s’enclenche une course de taxi occasionnel jusque Paris, et les personnages comme ceux de La maison du dentiste, ces fantômes exilés de Russie que le narrateur tente de ramener à la surface de sa mémoire…
Et c’est ainsi que les « suspensions » que nous évoquions deviennent des chutes dans ce qu’elles ont de plus vertigineux, nous laissant pantois au bord du vide et des questionnements que chaque étape du récit nous glissait à l’oreille. En effet, malgré la forme courte, le nouvelliste en orfèvre qu’il est, compose chacune des nouvelles comme une partition de musique. Aucune note n’est superflue, aucune note n’est mal placée. Le temps de la narration est chaque fois le temps du dévoilement, sa progression lente dans le dessin des personnages qui sont, ici, davantage que les lieux, la source vive des récits. Sommes nous confrontés à la solitude des êtres qui nous sont racontés comme une première lecture nous le donnerait à penser? Nous avons davantage été envahis par la sensation de l’absence de rédemption, l’impossibilité de celle-ci pour chacun des narrateurs, échouant dans la recherche fantomatique d’une résilience.
Au terme de chacune des huit nouvelles de ce recueil, le lecteur se laisse envahir par cette éphémère complicité qui le lie aux personnages. Il se rend compte que le livre lui a apporté un supplément d’humanité, comme s’il avait agrandi son coeur de nouveaux battements qui l’aident non pas à comprendre le monde, mais à être davantage sensible à ces invisibles vibrations de bienveillance et d’empathie dépourvues de jugement, qui nous rapprochent de l’inaccessible vérité des êtres.
Jean Jauniaux, le 19 octobre 2020.
L’interview que nous a accordée Michel Lambert est accessible sur podcast et ci-dessous:
Lisez les nouvelles de ce recueil, sans doute le plus remarquable de tous ceux qu’a déjà signés Michel Lambert. Son thème majeur, la solitude, y est traité avec une maîtrise jamais égalée auparavant. De quoi est-il question ? De cœurs brisés, de deuils, de trahisons, d’échecs cuisants ou de secrets de famille… Choses déjà racontées mille fois, dira-t-on. La force mystérieuse et invincible qui monte de ces nouvelles vient d’ailleurs. Elle s’explique par l’art infiniment subtil du dévoilement et du retardement auquel l’auteur a recours pour traduire l’ineffable de la solitude, un drame dont on ne se débarrasse pas en se confiant simplement à une âme compatissante. La solitude épouse, ici, la consistance fuyante des nuages : peuplée d’ombres dont la nature et la forme fantastiques explosent tout à coup pour introduire un autre sentiment connexe au mal être : la terreur. Qu’on ne s’y trompe pas. Le registre de Michel Lambert demeure celui du réalisme, servi par une minutie d’observation et un rare instinct de la montée en crise et des variations psychologiques les plus infimes, quasi météorologiques. Qui mieux que Michel Lambert parvient à ancrer dans le quotidien le plus banal, l’irruption de la fatalité la plus singulière, exprimé par un style soudain magique ? Écoutez les conversations qu’il nous rapporte. Des conversations de tous les jours, qui se poursuivent entre des regards et des gestes, eux aussi, familiers à notre mémoire. Sauf qu’il s’y cache cette troisième présence, brouillant la ligne, celle du double et du doute : quand le personnage se regarde trente ans en arrière et renie tout bas l’être qu’il a été. Aucun secret ne nous est révélé en ligne droite. La solitude s’appuie, ici, sur un réseau de relations complexes, mise en scène d’une manière qui, toujours, obéit au sens de la désorientation et pour cause… La qualité quasi photogénique rendue à l’énigme des personnages frappe peu à peu le regard. Quand leurs silhouettes d’êtres égarés, seuls sur Terre, se détachent tels des fantômes en avance sur leur propre mort. Entraînés par le flux continuel qui animent les grandes villes, ils lèvent aussi les yeux vers le ciel et c’est alors qu’apparait toute la dimension de l’œuvre lambertienne : quand ce moment d’éternité se fixe, comme en surimpression, divin et consolateur, au-dessus de la solitude si misérable à l’échelle humaine.
Michel Lambert a été plusieurs fois récompensé – notamment par le prix Rossel pour Une vie d’oiseau (1988) et le Grand Prix de la nouvelle de la Société des gens de lettres pour Une touche de désastre (Le Rocher, 2006). Chez PG de Roux, il a signé 5 recueils de nouvelles et un roman L’Adpatation, sélectionné pour le Prix Renaudot 2018.
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